Lu pour vous dans l' Express.
Tant que nous lirons mal Frantz Fanon...
Par Philippe Chevallier (L'Express), publié le 20/10/2011
(Frantz Fanon est à l'honneur avec une réédition de son oeuvre et la parution d'une biographie signée David Macey.)
L'auteur des Damnés de la terre est un penseur majeur des luttes anticoloniales. Mais la France méconnaît son oeuvre dérangeante. La voici rééditée et éclairée par une biographie qui fera date.
Quelques jours après la mort de Frantz Fanon (1925-1961) à Washington, la police saisit à Paris les exemplaires de son livre qui venait alors de paraître : Les Damnés de la terre, analyse impitoyable de la condition coloniale. La guerre d'Algérie n'est pas finie et Fanon, engagé aux côtés du FLN, est un homme dangereux. S'il tend la mèche, c'est Jean-Paul Sartre qui craque l'allumette, signant une préface fiévreuse, rédigée entre alcool et corydrane. Menacé de mort par l'OAS, Sartre tasse sa pensée dans le canon d'un fusil : "Abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé." La gerbe sartrienne fit oublier que Les Damnés de la terre étaient d'abord une remarquable anthropologie de l'oppression. Son véritable sujet n'est pas un pays, encore moins une race, mais la condition humaine tour à tour libre, humiliée et révoltée. Sous la peau noire, il n'y a qu'un homme, c'est-à-dire une conscience exposée. La modernité de Fanon, c'est son refus de toute vérité de la négritude qu'il s'agirait de retrouver sous les sédiments de l'histoire coloniale - à distance des thèses deSenghor. Le combat politique n'engage que des libertés, pas des essences ou des histoires trop légendées.
Une langue claire, un propos argumenté
Si les trois essais qu'il publia entre 1952 et 1961, réédités avec un recueil posthume d'articles, surprennent aujourd'hui, c'est par leur sobriété, leur langue claire, leur propos argumenté. Les seules armes de Fanon sont la psychiatrie, qu'il étudia à Lyon, et la phénoménologie, comme sciences du présent qui l'aident à élaborer le diagnostic d'une expérience. Malgré ses nombreux exils, l'activité que Fanon pratiqua avec le plus de constance et de passion est bien la psychiatrie, de Saint-Alban en Lozère à Tunis, en passant par l'hôpital de Blida au pied de l'Atlas, où il soignait sans hésitation les victimes de la torture comme leurs bourreaux. C'est l'un des nombreux apports de l'impressionnante et méticuleuse biographie que lui consacre l'Américain David Macey : honorer le travail clinique de Fanon et y voir l'émergence de sa conscience politique.
La colonisation, blessure psychique
La colonisation n'est pas d'abord une idéologie, mais une altération de l'être qui modifie en profondeur la personnalité des colonisés, jusqu'à leur psychisme. La ville coloniale, Fanon en parle en termes de tension musculaire et de troubles mentaux.
Nulle trace ici de l'éructation irresponsable dont Fanon est censé être le nom depuis que flambent nos banlieues. On a oublié que son seul engagement militaire fut dans les Forces françaises libres en 1943, où il fut blessé et décoré. "Reprenons la question de l'homme" est la proposition finale des Damnés, dépassant la rhétorique antieuropéenne et écartant le fiel de la vengeance. Symptôme d'un problème franco-français : il n'y a qu'en France que l'oeuvre du psychiatre martiniquais est si peu lue, si maltraitée. Ce n'est pas un hasard si la première biographie sérieuse qui lui est consacrée nous vient des Etats-Unis. Tant que nous lirons mal Fanon, nous aurons mal à notre histoire.
Frantz Omar Fanon, né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France et mort le6 décembre 1961 à Bethesda, est un psychiatre et essayiste martiniquais et algérien.
Il est l'un des fondateurs du courant de pensée tiers-mondiste. Penseur très engagé, il a cherché à analyser les conséquences psychologiques de la colonisation à la fois sur le colon et sur le colonisé. Dans ses livres les plus connus, il analyse le processus dedécolonisation sous les angles sociologique, philosophique et psychiatrique mais il a également écrit des articles importants dans sa discipline : la psychiatrie.