Une tasse de thé russe à la main, étouffant quelques flatulences distinguées sur un canapé de cuir beurre frais, la jupe Chanel convenablement serrée sur de vielles jambes inutiles l’aimable bourgeoise vient d’appendre une terrible nouvelle : on viole des femmes au Nord-Kivu.
La belle affaire ! cela fait des années et des années que les femmes sont violées au Nord-Kivu. Elle souffre la jupe Chanel, elle vient d’apprendre aussi qu’en Ouganda - et ailleurs - il y a des enfants enrôlés de force pour être des enfants soldats. Quelle horreur, des enfants ! Compatissante elle a une pensée émue à destination de ses petits-enfants qui eux Dieu merci sont à l’abri.
Pire, des hommes sont torturés à mort. Où et pourquoi ? Elle ne s’en souvient plus très bien mais c’est sûr des hommes sont torturés à mort, d’ailleurs elle l’a lu dans un hebdomadaire très chic, et, qui plus est, l’ami d’un ami d’un ami d’un ami revient d’une mission dans une de ces régions et lui en a parlé, écouté d’une oreille distraite. C’est vous dire l’excellent niveau de son information.
Elle a quand même une vie dure la Chanel, vous ne trouvez pas ?
L’autre, cravate Hermès élégamment nouée, acquiesce d’un regard mouillé et dégoulinant d’admiration vers sa tendre épouse qui, humaine en diable, s’intéresse au sort du pauvre monde. Sans cependant n’avoir jamais rien fait pour atténuer ces détresses, car bien sûr elle n’a jamais travaillé de sa vie et ni l’un ni l’autre défendus quelque cause que ce soit ou signé quelque pétition que ce soit.
Reposant sa tasse pour s’emparer d’une viennoiserie appétissante et délicieusement sucrée elle gémit : mais que peut-on faire pour ces gens là ? L’Hermès fait un geste d’impuissance, cela l’arrange.
Ces gens là !
Quelle distance dans « ces gens là ». Ils ne sont qu’à quelques heures d’avion pourtant « ces gens là », mais quelle distance, quelle méconnaissance de l’autre, quel terrible et inavoué désintérêt de l’autre, dans « ces gens là ». Quelle volonté de velléité dans cette fausse impuissance.
Ils n’ont jamais bougés la Chanel et l’Hermès. Leur prétention surtout n’a pas bougé. Leur prétention à s’imaginer un rien au-dessus du commun des mortels par le seul fait de se tenir – très vaguement – informé des drames qui se jouent quotidiennement sur la planète.
Mais la tasse de thé russe est vide, il va falloir réfléchir au repas du soir car les Machin viennent diner.
- Chéri vous pensez à aller chercher une bouteille de votre meilleur vin à la cave ? Vous savez que les Machin sont amateurs.
La discussion de ce soir va tourner pour beaucoup autour de la bourse qui baisse amputant une partie des revenus de ces braves gens les obligeant à revoir leur programme de vacances ou plus triste encore devoir limiter les cadeaux aux chères têtes blondes. A moins qu’il ne soit évoqué l’admirable concert de Truc ou le dernier film (tout aussi admirable) de Schmilblick, le jeune cinéaste qui monte.
Soirée passionnante et culturelle, on les réinvitera les Machin.
En attendant les femmes sont toujours violées, les enfants toujours soldats, les hommes toujours torturés…, dans la lointaine et bonne conscience d’une certaine bourgeoisie, vaniteuse, immature, irresponsable et pour tout dire un peu écœurante.
Ces gens là ?
Mes amis.