Il m’arrive souvent après l’école, à la descente comme on dit ici, d’aller me rafraîchir dans un bar proche. J’emmène toujours un livre avec moi.
Je suis rarement seul « chez mama diagne », d’autres toubabs s’y trouvent et j’écoute leur conversation le nez plongé dans un livre que je ne lis pas. J’ai d’ailleurs observé que plus le titre de l’ouvrage est sérieux, moins ils se préoccupent de moi. Si je lis un journal par exemple le ton de leur conversation baisse, se doutant que j’écoute leurs propos ce que manifestement ils ne souhaitent guère.
Ferrailleurs, vaguement maçons, parfois commerçants ou tenanciers d’incertains établissements, parlant à leurs employés avec une désagréable familiarité, ils ne sont plus tout jeune pour la plupart et sont au Sénégal depuis dix, vingt voire trente ans. Déclarés aux
différentes administrations ils n’en sont pas moins acteurs
- au moins partiellement - de l’économie informelle, mais comme ils le disent eux-mêmes l’argent non déclaré « fait le confort des week-ends ».
Ils échangent sur le travail de la journée : gros problème pour celui-ci en manque de ferraille pour la piscine d’un de ses clients, un autre renchérit mais lui c’est du ciment dont il manquait, conséquence du vol d’un ouvrier indélicat qu’il voue aux gémonies, un tel a eu une rupture d’approvisionnement en pastis pour son bar, l’autre c’est vu refuser un permis de construire pour agrandir sa maison, que de toute manière il va agrandir car « j’en ai rien à foutre », enfin rude journée quoi….
Ils oublient tous ces soucis en commandant des oursins crus qu’ils dégustent avec un rosé frais. J’avais fait de même en quantité raisonnable connaissant les vertus aphrodisiaques et supposées de ce mollusque, ce que l’un d’entre eux a traduit dans son langage fleurit et avec le plus grand sérieux : « c’est bon pour la bandoche !». Hochements de la tête approbateurs et tout aussi sérieux de ses acolytes.
Car la conversation de ces blancs messieurs - le seul sujet après celui du travail - tourne pour beaucoup autour des femmes et la grande affaire de cette fin d’après-midi est de savoir avec quelle « gazelle » ils vont passer la nuit. L’affaire est grave pour l’un d’entre eux, aucune de ses habituelles et éphémères compagnes n’est présente ce soir. L’air navré et compatissant, l’un de ses amis - celui qui porte un short court surmonté d’une chemise largement ouverte sur une vaste bedaine poilue - lui propose une relation à lui. Un autre – celui dont la queue de cheval grasse et grisonnante caresse mollement au vent du soir la nuque peu nette – lui fait la même offre. Sourire béat de l’esseulé qui ne l’est donc plus au moins pour ce soir.
Ce ne sont pas de mauvais bougres en fait, juste des hommes qui ont un peu perdus leurs repères depuis tant d’années passées au soleil d’Afrique loin de leur culture d’origine, dans une vie peut être trop facile. Ni européens ni africains, vaguement déracinés, des enfants qu’ils ne voient presque plus, ils n’ont plus beaucoup d’amis en France.
Ni racistes ni non racistes, quelques petits relents d’une nostalgie coloniale émaillent malgré tout leurs comportements et leurs dires. Pas racistes, non, enfin c’est ce qu’ils disent, la preuve ils vivent depuis des années au milieu des noirs.
Pas racistes, non, juste un peu de racisme ordinaire, rampant, le plus répandu.
Cependant ils sont là, une frange de la socièté, ils font partie du paysage socio-économique du Sénégal, ils y jouent sans conteste un rôle, reste à savoir si c’est le bon.
Saly Niakh Nakhal, le quartier où se trouve "chez mama diagne"